Le trio Bey.Ler.Bey aime à se parer de mystère. Son nom, déjà, qui signifie « chef des chefs » en turc. Ce qualificatif résolument vaniteux l’inscrit dans une certaine tradition balkanique, dont il visite d’ailleurs le cœur. L’album, ensuite, et ce Mauvais œil qui renvoie à des croyances mystiques mêlant crainte et fascination. La pochette enfin, montage de carton plié où les dessins cabalistiques côtoient des yeux grands ouverts, allusion au nazar boncuğu turc [1]. L’atmosphère elle-même joue avec ces codes ambigus, entre tradition et improvisation, servie par un ensemble qui n’a pas capté l’héritage balkanique par mode ou par posture. Le groupe fait partie du collectif Çok Malko, qui s’est offert le pourtour méditerranéen comme terre à défricher.
Mauvais œil en explore les recoins les plus nébuleux. Ainsi, sur « Une divagation », l’accordéon de Florian Demonsant s’engage dans un propos monocorde qui paraît tutoyer le silence. Il n’y a pas à proprement parler de traditionnels dans ce premier album mais, fondamentalement, tous les morceaux viennent de là. Laurent Clouet a travaillé sa clarinette pendant des années avec le grand maître bulgare Nikolas Iliev, et sa connaissance des musiques populaires de la région semble infinie. Dans un morceau comme « Les portes de fer », sa sonorité très orientale s’accorde à merveille avec la darbuka de Wassim Halal. Ce percussionniste formé aux musiques libanaises élargit avec bonheur un spectre déjà fort étendu. Il y ajoute de l’étrangeté par ses prises de paroles qui colorent plus qu’elles ne rythment (« Profanations »).
Ce trio peut faire songer, dans sa forme comme dans son propos, à ses glorieux aînés de Hradčany. Mais l’approche est ici plus nomade, voire insaisissable. Ce sont les formats très courts - parfois quelques poignées de secondes - qui en accentuent le climat mystérieux et permet d’aller à la rencontre des nombreux folklores suggérés, des mariages aux amours inconsolées. Entre les deux spécialistes de la musique traditionnelle, les soufflets de Demonsant font office d’élément perturbateur. Par ailleurs membre du quartet Pulcinella, il apporte une touche d’imaginaire qui éclaire une mélodie lancinante et pleine de nostalgie (« Roxelane ») qu’on retrouve de manière cyclique dans Mauvais œil. Un parti-pris énigmatique qui sied parfaitement à la géographie intime du trio, et où il fait bon se laisser surprendre.